Arpenter le monde

Le marcheur dont il est question s'écarte toujours du sujet social qu'on voudrait qu'il soit, pour capter le sujet du monde qu'il arpente. S'il s'abandonne aux mirages de la perception, c'est qu'honnêtement il ne connaît rien de plus vrai à ce moment-là.* 

Au coin de cette rue de banlieue, l'odeur de foin diffuse un parfum d'enfance. Et cette ville ressemble tant à une sous-préfecture avec ses notaires vernis, ses dimanches de parquet ciré, ses rues évasives, sa tristesse sans fard, qu'elle en devient presque exotique. L'exotisme c'est ce qui, de prime abord, ne nous ressemble pas. Le monde comme motif, c'est peut-être le village, la ville, la banlieue. Il faut donc aller sur le motif comme font les peintres. Cela nécessite de se tenir momentanément en retrait. Et paradoxalement, c'est cette attitude séparatrice qui permet d'habiter le monde.

Je m'en allais donc par les rues de la ville, seulement porté par la musique de la solitude. A l'hypocrisie sociale qui caractérise nos ternes démocraties, j'opposai une timidité à l'épreuve des agacements. Je n'avais rien à attendre ni à perdre, j'avais tout le temps pour moi. Et photographier est une élégante manière de prendre le temps. De mes ambulations erratiques, je rapportais parfois une image dont je me figurai être l'aventurier. Encore gardait-elle longtemps sa part de mystère afin que plus tard, elle devienne l'éphémère effigie de mes patientes randonnées : "Etait-ce pour la trouver qu'il fallait que je m'égare, ou bien a-t-elle surgi de mon égarement ?" **

Longtemps mes pas me tiendront éloigné du port. Le départ, toujours renouvelé, m'aura peut-être permis de déceler autant d'énigmes que le monde seul peut nous signifier. C'est le dimanche après-midi qu'on ressent à la fois la nostalgie de l'infini et le désarroi de toute finitude. Encore faut-il entretenir le feu. Le monde est-il aussi réel qu'il s'en donne l'air ? Ou marche-t-il plutôt à l'envers ? C'est à la photographie que je dois de m'en être échappé. Pas de plan de carrière pour sillonner ainsi la vie, il suffit de régler sa fréquence sur d'autres horizons.

Le réel est une fiction toujours vraisemblable malgré son impermanence. Quant aux photographies qui en résultent, leur apparente discordance confine parfois à la confusion ! Ce n'est qu'une apparence. l'apparence du mouvant et du multiple, du divers. En effet, la boîte à outils du "montage par attractions" permet en créant du lien entre les images, de convertir cette mosaïque d'éléments disparates en une forme d'expérience et de répondre ainsi au désir de narration et de sublimation par la métaphore ou l'analogie. Usons donc de ces outils d'interaction, de transmission sémantique : accord, réplique, conflit, occurrence, écho, rupture, équivalence, contraste... sans oublier un peu de dissonance, de friction !

Il est donc possible de voir dans les photographies ainsi rassemblées, sinon un étourdissant portrait de leur auteur, du moins un fidèle reflet de sa personne ! Encore faut-il de surcroît que le flot composite de ces images hétérogènes puisse évoquer le flux sans fin de la vie... Ce ne sont, après tout, que des prélèvements du réel dans lequel le hasard joue son rôle. Alors effectivement, on peut découvrir dans l'image des éléments seulement entrevus au moment du saisissement et qui nous enchantent à posteriori.

Comment appeler cette activité consistant à doter le monde d'un double imagé ? Il n'y a jamais eu autant de photos créées et échangées qu'aujourd'hui. Une massification des regards, une nuée de cyclopes avides. Mais quels sont ces yeux ? Serait-ce encore des yeux pour voir et donner à voir ? A sentir l'émotion de sa pensée et de son imagination suivre un sentier dans l'image, puis, d'une image à l'autre, façonner ainsi une clé et une énigme pour aider la vie à cheminer en soi, malgré tout ? Devant l'avalanche actuelle de "visuels", je me sens de plus en plus assez peu photographe, plutôt marginalisé même. Je serai donc ce photographe à la marge plutôt qu'à la page. 

Ce monde prévisible n’est que spectacle, effervescence postiche, médiocratisation outrancière du rien et du mensonge, ce degré zéro de l'information qui n'existe que pour être médiatisé. Il y a si peu de vraies paroles échangées chaque jour, qu'il ne peut y avoir beaucoup de pertinents regards portés sur le monde. Je me sens moi-même si connecté, sollicité par les médias, contaminé par la désinformation, piégé dans ce maillage, que je dois chaque jour me dessiller les yeux, exercer ma pensée, renouer avec ce qui nous fonde. Alors, déconnecté du factice, à nouveau je suis prêt à m'élancer, m'effacer, me fondre pour rendre manifeste un monde qui n'existe qu'à travers moi.

J'étais le monde que j'arpentais, et tout ce que je voyais,
Entendais ou ressentais n'émanait que de moi,
Et tout à coup je me suis senti plus vrai et plus étrange.***

Christian Cazenave, 2018
avec la complicité d’Alain Chany* (Une sécheresse à Paris, 1992), de Jacques Réda** (La course, 1999) et de Wallace Stevens*** (Tea at the palaz of Hoon in Harmonium, 1923).

NB : Le titre de cette série est tiré d'une citation de Robert Dehoux : Nous ne sommes pas faits pour vivre comme nous. Elle peut laisser perplexe dans le sens où elle semble poser une énigme. Elle ne fait pourtant que figurer cette possible césure entre ce que nous sommes et ce que nous vivons.