Périple en grande banlieue

Suivre le cours de l’Yerres, modeste rivière d’Ile-de-France, m'a permis d'agencer cette lecture du paysage de l'est francilien : d'un côté, l’extension urbaine massive due à l'accroissement constant de la mégalopole parisienne, et de l'autre, une campagne plus ou moins désertée. Il me semblait pertinent d’aller voir différences et ressemblances entre ces disparates états d’une même communauté régionale. A l’heure de la mondialisation libérale dont les effets néfastes sont aujourd’hui questionnés, que deviennent la grande banlieue et la ruralité aux portes de la métropole, plus ou moins délaissées par les politiques successives ?

Sur la carte, l'Yerres semble tirer un trait d’union entre une zone urbanisée de la banlieue sud-est parisienne (Val-de-Marne et Essonne), le périurbain (avec l’extension de villes nouvelles autour de bourgs existants) et les villages éloignés de la plaine de Brie (nord-est de la Seine-et-Marne). Elle rejoint la Seine à Villeneuve-Saint-Georges, ville du Val-de-Marne incidemment connue pour le trafic routier incessant de la RN6. En sortant de la gare, je suis donc confronté à cet autre type de fleuve, celui du flot phénoménal des véhicules qui ont tous de bonnes raisons à se trouver là. Il me faut pourtant atteindre l'autre rive. Heureusement, nos aménageurs urbains ont prévu le nécessaire : un panneau informatif me dissuade de tenter la traversée à mes risques et périls. Il affiche en effet le montant de l'amende requise en la circonstance. Il ne m'en faut pas moins pour, sans attendre, m'engouffrer dans le souterrain.

A l'issue de ce tunnel, j'entre dans une brasserie prendre un café : il me faut un camp de base. La journée s'annonce sous les meilleurs auspices. Les buveurs sont attablés, seul le soleil figure à contrejour leurs silhouettes sur les murs. La serveuse d'origine asiatique est entre deux âges, comme on dit sobrement, ce qui non seulement ne l'empêche pas d'être ravissante, mais ajoute encore à sa beauté. Je suis tenté de faire son portrait. Mais il faudrait alors m'annoncer, palabrer, expliquer, il y a les clients, le patron. Je reste sur ma réserve et remet les négociations à un hypothétique lendemain.

Robert Doisneau avait repéré dans un coin de Villeneuve-Saint-Georges le décor idéal pour une photographie que finalement il ne put réaliser. Il y manquait toujours le supplément d'âme qu'il espérait : celui d'un événement, n'importe lequel, qui donnerait sens au cadre choisi. Je l'imagine tel un pêcheur, le regard rivé au viseur, dans l'espoir d'une prise miraculeuse. Mais le véritable miracle, c'est peut-être celui de l'attente même, la vie tendue sur son fil.

Il existe un état des choses dans cette ville, rencontré aussi plus en amont mais de manière moins abrupte. Il s'agit de ce contraste entre, d'une part, l'ancien bourg préservé avec sa petite place pavée et ses bancs, ses maisons en meulière, la vigne vierge accrochée aux volets, et d'autre part, cent mètres plus loin, cette rue déclassée aux maisons promises à la démolition, commerces fermés et restaurations rapides, aussi brèves que peuvent être leurs existences, comme celles des petits « deals » de main en main aux coins des rues, pour survivre... Il semble se jouer à cette échelle ce qui se trame dans ce qu'on appelle le néo-libéralisme, celui de la libre circulation des marchandises et celle des frontières fermées aux humains, ceux qui en bénéficient et ceux qui en subissent les effets pervers.

Avant de me rendre à Villeneuve, j’avais imaginé une photographie : la paisible et polluée Yerres surmontée du bruyant troupeau des véhicules asphyxiants de la RN6. Arrivé sur place, la conformité des lieux me révèle vite que cette photographie telle que je l’avais rêvée, n’existe pas - ce ne sera pas la seule. Au moment de débuter mon étape du jour, je remarque une dame qui soliloque en souriant. Elle finit par me prendre pour témoin de son aventure : ce qui la fait tant sourire, c'est qu'elle n'existe plus au regard de l’administration qui lui a déclarée que la personne portant son nom est décédée ! Je partage sa stupeur, et nous rions ensemble. Là encore je suis tenté de faire un portrait, le sien, mais je n'ose pas, d'autant que nous devisons près du trafic routier et que ce vacarme inhumain empêche de nous entendre tout à fait.

La rue que j'emprunte longe l'Yerres, et de ce côté, ce n'est que maisons fermées aux fenêtres murées, abandonnées. Par endroits, le terrain attenant est occupé par plusieurs caravanes. J'apprends plus loin que la municipalité use de son droit de préemption pour récupérer ses terrains inondables pour en faire une « coulée verte » où la biodiversité serait reine. Dans l’attente de cette reconversion, les lieux sont occupés par des sans-abris, d'où la présence de ces nombreuses caravanes. Les communes riveraines de l'Yerres ont connu en juin 2016 une redoutable crue, dont je rencontre parfois les traces sous la forme de branchages et d'herbes accrochés aux arbres ou à une clôture éloignée du lit habituel de la rivière.

La propriété très privée se fait parfois sentir de manière intempestive, aussi importune que les aboiements du chien, animal très prisé pour le gardiennage de ladite propriété. Non qu'il faille dénier aux habitants le droit d'avoir un toit et d'être chez eux, bien entendu. Mais la multiplication de panneaux du type : zone piégée, limite à ne pas franchir, vous entrez ici à vos risques et périls, n'invite pas spécialement au « vivre ensemble »  tel qu'il nous est notifié. (1)  Plus loin, c'est un chat lunatique qui vous accueille, cela console de toute cette agressivité sécuritaire. Ailleurs, au 10bis de cette rue de Varennes-Jarcy, se niche l'Eden, dont il est permis de douter qu'il puisse tenir ses promesses. Et plus loin, combien de drapeaux tricolores aux fenêtres ou dans les jardins pour nous le rappeler. (2)

Peu de rencontres néanmoins avec les rares promeneurs de ces sentiers. Ceux que l’on croise entre Montgeron et Combs-la-Ville - où le parcours traverse parcs et jardins aménagés pour le loisir du citadin - sont plutôt des joggeurs, des badauds avec leurs chiens, quelques patients pêcheurs et cyclistes véloces. En ces temps où l'urbanisation est la règle, la mobilité un impératif, les personnes entrevues se déplacent le plus souvent en automobile. Cependant, je me souviens de cet homme rencontré au gué de Vernelle avec qui l'échange fut bref mais bienveillant. Et de cet autre à Soignolles, cycliste retraité, qui me vanta les millions de pixels de son appareil numérique, et fit le dégoûté en toisant mon Rolleiflex ! (3) Je n'oublie pas non plus l’accueil fort sympathique de ce groupe d’habitants de Courtomer dans le petit café du village.

L'est de la Brie est un paysage agraire de champs ouverts, une immense étendue de terres cultivées. Aucune végétation ou presque ne vient en interrompre la monotonie. Cette immensité, très épurée, m’a permis de réussir quelques images dépouillées. Mais la photogénie de ces espaces à quoi est-elle due ? Aux pesticides employés qui, en plus de tuer les insectes, éradiquent toute forme de flore en-dehors du blé, du colza ou de la betterave. Et soudain la beauté de ces paysages devient alors un leurre masquant une imposture amère et mensongère.

Par ailleurs, je tenais absolument à passer par un endroit dénommé « La fin du monde », non loin de Segrès. Je désirais une photographie ainsi légendée : la fin du monde. Effectivement, plutôt que d’un endroit il s’agit d’un envers de ce monde, où même les chiens ne vont pas, mais un envers non dénué de charme dans sa superbe solitude et son émouvante banalité. Sans doute le nom même du lieu eût-il quelque influence sur le portrait languissant que j’en fis.

Il y a bien une vie dans tous ces villages, entre Evry-Grégy et Touquin, mais elle reste discrète : peu de commerces et de cafés, certains fermés, d'autres à vendre. Il en est ainsi partout, dès qu’on s’éloigne des métropoles qui concentrent les activités économique, sociale et culturelle. Qui oserait imaginer qu’il s’agit d’un « projet de société » délibéré dû aux choix politiques de divers gouvernements ? Cependant, selon France-Stratégie (sic), « l’aménagement du territoire a longtemps visé à redynamiser les territoires en déclin, c’est fini, il faut désormais miser sur les métropoles, accepter d’investir là où la situation est déjà plus favorable qu’ailleurs ». (4)  Mais à quelle France est donc destinée cette stratégie ? Sans doute s’agit-il, dans le jargon des décideurs, d’une « innovation disruptive » que les résidents de ces “territoires en déclin” apprécieront comme il se doit : une rupture de plus dans le continuum de cohésion humaine et sociale qui permettait de « faire société ».

A Rozay-en-Brie, on pouvait encore récemment se restaurer à l'Hostellerie du Sauvage où déjeuna Henri IV - c’est Jean Rousseau qui nous l’apprend dans son livre « La vallée de l’Yerres ». (5) Las, l’auberge est devenue une pizzeria, de surcroît définitivement fermée lors de mon passage. Je me demande ce qu'est devenu le menu du royal repas qui fut servi en ce lieu. A Chaumes, j’ai poursuivi pareillement les fantômes de deux François, Couperin et Cavanna. Sans succès.

La source de l'Yerres, quant à elle, existe à peine. Peut-être faut-il plutôt parler des sources au pluriel. En effet, passé l'étang de Guerlande dont la forêt environnante est livrée à une sauvage exploitation intensive, la carte ne mentionne plus qu'un incertain ru des Tournelles. Même la source de ce dernier à Courbon reste un mystère : en guise de filet d'eau, un fossé presque à sec. (6) Il faut donc que ce ruisseau trouve ailleurs les eaux que l'on constate plus en aval. A la hauteur du hameau d’Hautefeuille, le ru des Marnières qui serpente à fleur de terre ne doit pas être étranger à l’affaire.

Un photographe naturaliste aurait ainsi imaginé la photographie de cette supposée source de l'Yerres : comme au cinéma, gros plan sur une goutte d'eau, principe de vie naissant de la roche moussue ! En réalité, il est difficile d'imaginer que ce fossé sans qualités puisse être à l'origine de la masse liquide se déversant dans la Seine 98 km plus loin. Il faut donc s’y résoudre : de même qu’il ne peut exister une image du confluent de l’Yerres avec la Seine et la RN6, la naissance de cette rivière ne peut prétendre à quelque réalité photographique qui soit.

Christian Cazenave
2017-2018

(1)  Lorsqu’un mot comme celui-ci est invoqué, c’est en général pour désigner un état de fait, une situation qu’on appelle de ses vœux parce qu’elle a déjà disparue.
(2)  J’ai entrepris cette marche photo(géo)graphique en septembre 2016, peu après l’attentat terroriste du 14 juillet à Nice.
(3)  Je doublais en effet les prises de vues 24x36 couleur par des 6x6 noir et blanc, afin de bénéficier d’une série parallèle équivalente (Seul Figure le Soleil).
(4)  France-Stratégie, 2017-2027 Enjeux pour une décennie, 2016
(5)  Editions Presses du Village - Christian De Bartillat, 1998
(6)  C'est du moins ce que j'ai pu constater à l'automne 2016. Mais il n'en est pas toujours ainsi : ce fossé était empli d'eau lors de mon passage le 2 décembre 2019. Versatilités saisonnières dues sans nul doute aux variations climatiques.